[quote]3ème SÉANCE DU MARDI 20 DÉCEMBRE 2005
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M. Frédéric Dutoit
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Votre tentative malheureuse est vouée à l’échec ou à une rapide obsolescence, mais elle est surtout dangereuse au regard des libertés publiques, et c’est le point qui justifie à nos yeux d’opposer l’irrecevabilité au présent texte. Quelles seront en effet les conséquences les plus immédiates du projet de loi que vous nous présentez ?
Il aura d’abord pour effet de légitimer les dispositifs techniques de contrôle d’usage et de traçage - les fameuses « mesures techniques » - installés par les éditeurs et les producteurs sur les supports numériques, dans les logiciels, les matériels électroniques et les fichiers multimédias. Cela aura pour conséquence aussi de supprimer le droit à la copie privée et de restreindre de manière drastique l’utilisation dans un cadre familial ou tout autre cadre licite. Il aura aussi pour conséquence d’imposer aux utilisateurs le coût des mesures techniques empêchant la copie privée, cependant qu’ils continueront contre toute logique d’acquitter la redevance pour copie privée payée sur les supports numériques. Ces mesures conduiront en outre à restreindre la diffusion des informations techniques relatives aux logiciels libres.
Graver ses propres compilations à partir d’un CD, extraire son morceau favori pour l’écouter sur son ordinateur, transférer son contenu vers un baladeur MP3, prêter un CD à un ami, lire un DVD avec le logiciel de son choix, programmer, améliorer, utiliser ou diffuser un logiciel libre permettant la lecture d’une oeuvre numérisée : autant de pratiques très répandues et parfaitement légales que le Gouvernement se propose ni plus ni moins que d’interdire.
M. le Ministre - C’est absolument faux !
M. Frédéric Dutoit - Ne tournons pas autour du pot : votre projet de loi est avant tout un texte de prohibition (M. le ministre s’exclame). Vous nous dites qu’il est équilibré, mais vous le faites reposer - ainsi que le soulignait d’ailleurs le rapporteur - d’une part sur les intérêts individuels des ayants droit, des consommateurs et des industriels, et, d’autre part, sur… l’intérêt général, dans une double perspective de développement des services Internet et de financement de la création artistique et culturelle. Un tel équilibre est avant tout d’inspiration marchande. D’ailleurs, vous parlez de consommateur, plutôt que d’usager ou de citoyen, ce que nous ne pouvons pas accepter.
Actuellement, en contrepartie du droit d’auteur qui lui est reconnu, l’auteur ne peut, une fois l’œuvre divulguée, interdire au public la copie privée, la courte citation, le détournement parodique. Il y a donc un équilibre des droits et des libertés. Vous y substituez la loi du marché. De ce fait, à la présomption d’innocence, vous substituez aussi une « présomption d’utilisation déloyale » de la part du public. Avec ce projet, auteurs, éditeurs et producteurs pourront interdire, par des moyens techniques, l’accès à uneœuvre aux utilisateurs ne pouvant justifier a priori d’une licence d’utilisation. Ces derniers seront aussi obligés d’acheter des matériels récents équipés des dispositifs de contrôle nécessaires - du moins ceux qui en auront les moyens : la fracture numérique s’élargira encore.
A terme, la liberté de stocker et d’utiliser de l’information pour son usage privé sera excessivement restreinte. La liberté d’expression, le droit à l’information le seront d’autant, et la protection des données personnelles et de la vie privée sera amoindrie, l’utilisateur ne pouvant s’opposer au contrôle de l’accès à l’information protégée.
Ce n’est pas là politique-fiction, ni cauchemar à la George Orwell : ces conséquences sont bien en germe dans votre projet. Sinon, pourquoi prévoir jusqu’à trois ans de prison et 300 000 € d’amende pour avoir lu un DVD avec un logiciel non autorisé par l’éditeur de ce DVD ?
Vous dites agir pour garantir une juste rémunération et la diversité de la création. Mais nul ne prétend que la culture doive être gratuite, ni ne voue les droits d’auteur aux gémonies. Tous les sondages le montrent : 83% des internautes sont prêts à payer une redevance avec leur abonnement à Internet pour télécharger de la musique et des films.
M. Christian Paul - Il faudra transmettre les sondages au ministre.
M. Frédéric Dutoit - Tel étudiant de 19 ans explique que, s’il télécharge des séries diffusées aux Etats-Unis ou au Japon, c’est parce qu’il ne peut les voir autrement que sur Internet et que, si c’est illégal, c’est aussi une façon de ne pas se laisser dicter ses goûts par le marché. D’ailleurs, selon lui, les internautes forment une petite communauté de gens responsables pour lesquels il n’est pas question du « tout gratuit ». Il continue au reste d’acheter un CD par mois, comme auparavant, et note que peu d’artistes se plaignent du piratage sur Internet. Prince avait même laissé toute liberté de télécharger son CD, et en a vendu quand même.
M. le Ministre - C’est sa liberté, d’agir ainsi.
M. Frédéric Dutoit - Ces internautes ne sont pas les délinquants, pirates ou contrebandiers dont vous nourrissez le fantasme. Les échanges de pair à pair seraient-ils responsables de la crise de l’industrie culturelle ces dernières années ? Nombre d’études indépendantes aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et au Japon prouvent qu’ils sont sans conséquence directe sur les ventes, et une étude de la FNAC conclut également à un impact très limité sur la consommation de musique en France. Selon l’étude japonaise, ils sont même un outil de promotion de la musique. Ceux qui s’y livrent sont soit des consommateurs assidus qui achètent disques et DVD, soit des gens qui n’auraient de toute façon pas les moyens d’en acheter - dans ce cas, où est le manque à gagner ? - pour ne pas parler de ceux qui téléchargent ce qu’ils n’achèteraient jamais ou qui papillonnent.
Ce n’est pas tomber dans l’angélisme que de rappeler cette grande diversité. Mais vous préférez légiférer à partir de l’a priori selon lequel les échanges de pair à pair sont probablement frauduleux, passibles du délit de contrefaçon et nuisent gravement à l’économie culturelle.
En réalité, le débat est tronqué, pour ne pas dire hypocrite. Internet est un marché considérable qui aiguise les appétits des éditeurs et distributeurs, et aussi, reconnaissons-le, de ceux qui misent sur le développement de modes de consommation gratuits. Cette gratuité favorise effectivement la contrefaçon et le commerce illicite d’œuvres protégées ; il faut la condamner et utiliser à son encontre les moyens de police nécessaires. Mais ne confondons pas tout. Dans la guerre commerciale actuelle, les vrais perdants seront les auteurs, qu’elle menace autant et davantage que la fraude.
Il serait illusoire de penser que la gestion des droits numériques et tous les systèmes de contrôle leur assureraient demain une rémunération plus équitable. Le coût de ce contrôle augmentant avec le nombre de titres surveillés, pour des sommes collectées décroissantes, les « mesures techniques » favoriseront la concentration des efforts commerciaux sur un petit nombre de titres, et entraîneront aussi la concentration de l’industrie éditoriale, au détriment de la diversité culturelle.
Prétendre que ce projet va favoriser cette dernière relève de la mauvaise foi ou de l’aveuglement, et je m’étonne que certains syndicats ou associations représentant les auteurs aient vu dans le contrôle accru leur planche de salut, même si je comprends leurs réserves à l’égard de l’autre solution, celle d’une licence légale. Mettre en place une redevance sur les abonnements au haut débit garantirait un droit d’usage et de partage sur les réseaux. Tous devraient-ils l’acquitter, ou seulement ceux qui veulent échanger des fichiers ? Comment garantir que tous les créateurs en bénéficieraient ? Malgré ces difficultés, cette voie s’impose comme la plus favorable pour l’immense majorité d’entre eux.
Le partage légalisé des fichiers favoriserait la liberté culturelle, garantirait la liberté de partager, assurerait un équilibre entre le développement culturel et les intérêts des lobbies des médias. C’est à ces derniers qu’il faut savoir dire non, plutôt que de déguiser en confondant leurs intérêts avec l’intérêt général, comme s’y emploie malheureusement votre projet.
Sa complaisance à leur égard suscite d’ailleurs les inquiétudes des bibliothécaires, d’universitaires, mais aussi de l’Association des maires de France, de la fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture, de tous les élus soucieux de défendre un service public de la culture. Recourir systématiquement au contrat, comme vous le proposez, placerait chaque bibliothèque, chaque centre de documentation dans un rapport de force défavorable lors de la négociation des prix et des usages. Et pourtant, vous voulez les transformer en simples locataires d’un droit à l’information.
Au-delà, votre texte marque un véritable bond en arrière. Nous voici revenus au XIXe siècle, à l’époque où les éditeurs craignaient de subir un préjudice financier du fait de la multiplication des bibliothèques publiques.
Un député UMP - Vous ne croyez pas à ce que vous dites !
M. Frédéric Dutoit - Vous faites des concessions inacceptables à ceux qui veulent profiter du développement du numérique pour remettre en cause l’accès de tous à la culture et aux savoirs.
Ce texte nous place devant deux options : privilégier l’exercice des libertés publiques en reconnaissant que la recherche et l’éducation sont des activités fondamentales ou nous engager sur la voie de la marchandisation de la culture que le Gouvernement nous propose sous couvert d’une simple adaptation du droit à l’évolution des technologies.
D’ailleurs, je partage l’indignation des députés socialistes devant l’opération commerciale qui s’est déroulée cet après-midi à l’Assemblée organisée, Monsieur le ministre, par vos soins.
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